Vous et moi.

Le café qu’on vient de m’apporter est froid. Parce qu’on l’a fouetté, il fait de petites bulles en surface. Regarder les bulles pétiller m’occupe un court instant. 

Je suis venue ici pour écrire mais je ne sais pas quoi écrire. À ce stade, vous vous dites, comme moi, qu’il n’est pas nécéssaire de publier quoique ce soit quand on n’a rien à dire. Nous nous disons donc la même chose en même temps et voilà au moins quelque chose qui me rapproche de vous. Quand je pense à vous écrire, au fond, c’est seulement pour ça, pour être avec vous, plus près de vous que jamais, quand vous croiser dans la rue m’est insuffisant, quand la nature des liens entre nous me paraît trop fragile; quand il me semble qu’il nous faudrait plus, et mieux. Voulez-vous faire connaissance? est probablement la question que je tente de vous poser ici. 

Sur la piste cyclable qui ondule le long du chemin de fer, on a installé des chaises qui se font face. S’y assoir est un risque: quelqu’un d’autre pourrait venir et nous regarder dans les yeux. Parfois, je rêve d’y passer une journée et d’enfiler les conversations. Vous pourriez me parler, et je pourrais faire votre portrait en mots.

Vous me diriez qui vous êtes, ou ce que vous croyez être; ce que vous voudriez devenir; ce que vous étiez, avant que quelque chose ne vous arrive. Vous me diriez que vous avez chaud depuis cinq jours et je vous parlerais de l’effet que me fait cette chaleur: l’effet d’un piège. Je vous dirais que je fuis ma maison parce que c’est un four et que je me réfugie là où je peux; mais que tout m’oppresse et que l’absence de domicile fixe me donne l’impression d’être en fuite. Vous me diriez que vous êtes pris au piège vous aussi, mais ce ne serait pas le même que moi. Nous nous rendrions compte que tout nous unit, ou que tout nous sépare; nous serions étonnés de l’un ou de l’autre. 

J’ai souvent le goût de vous rencontrer mais je ne sais pas comment faire. Tout le monde dit que nous avons perdu nos aptitudes sociales, le nez dans nos téléphones, mais bien honnêtement je doute avoir jamais eu d’aptitudes sociales. Ce qui est rassurant, c’est que ça ne paraît pas. À ce stade, vous pourriez me dire que vous aussi vous en manquez et je pourrais vous répondre en riant que ça ne paraît pas non plus. Nous deviendrions gênés d’avoir admis notre gêne et le silence s’installerait, pesant. Le train passerait. 

Pour vous faire parler, je vous poserais des questions. Vous les trouveriez banales, mais vous aimeriez y répondre parce qu’au fond, vous auriez envie de vous raconter. Vous me parleriez de votre enfance peut-être. J’aimerais voir se dessiner autour de nous votre récit. Il flotterait dans l’air, votre maison, vos parents, votre autre pays, le voisin qui vous a fait mal, la petite fille qui vous aimait, vous diriez les choses de surface, ou au contraire vous direz des choses épouvantables, terribles, surpris vous-même d’en être capable, et vous me demanderiez de laisser flotter, de ne rien écrire. Ces choses resteraient dans l’air, en suspens, et le train passerait à nouveau. 

Je pense à vous en écrivant aujourd’hui et vous n’avez pas de visage. Par la fenêtre du café, je tente de vous en donner un en regardant passer les gens. Je m’imagine qu’ils sont vous; que vous êtes eux. Un gouffre profond et dense s’ouvre en moi. Comme il est curieux d’imaginer vous rencontrer. Comme il est bon de penser qu’un très mince fil pourrait traverser le vide qui flotte entre vous et moi.
 

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