Lire.

Les rares livres que j'ai gardés de l'enfance, de la grande enfance je veux dire, celle qui s'étire jusqu'à vingt ans, sont des livres de femmes. Ils trônent indélogeables à la plus belle enseigne, vieux, usés, lus jusqu'à la moelle, traînés de déménagement en déménagement comme des reliques.

Il y a Marguerite Duras et Colette surtout, il y a aussi l'Hurlevent d'Émily Brontë, Virginia Woolf et Simone de Beauvoir. Ce sont toutes des lectures héritées de ma mère, qui guida mon regard avide sur les bons mots au bon moment. Au milieu de ces livres, il y a de temps en temps un livre écrit par un homme, mais je n'y suis pas attachée de la même manière.

Récemment, je me suis demandé pourquoi.

Je suis tombée dans Colette au début de l'adolescence par Claudine à l'école, un roman de jeune fille. Mon identification à Claudine était totale et absolue comme cela peut l'être seulement à ce moment précis d'une vie. Par Claudine j'eus accès à Colette dont j'appris plus tard la drôle d'existence, trouble et pleine de folie et de douleur.

J'ai rencontré Marguerite Duras vers la fin de l'adolescence et m'en suis délectée à petites doses régulièrement depuis. Duras est une femme dont l'écriture accompagne. Ses mots restent, gravés dans la chair. Ils donnent des indices sur la vie humaine. Par elle mon regard sur les choses s'est affiné. Sa manière étrange de raconter, précise et vague à la fois, est ensorcelante. J'ai tant voulu écrire comme Duras, mais c'est impossible.

Hurlevent d'Émily Brontë. Celui-là, je l'ai lu et relu et relu encore. Il est si usé que j'ose à peine l'ouvrir. J'y suis tombée jeune et ce roman romanesque entre tous m'a fait voyager plus que tout autre dans un pays où je peux retourner à volonté pour un peu que j'y replonge en fermant les yeux. Les livres dans lesquels on tombe avec passion étant jeune sont les plus importants.

Virginia Woolf a toujours été un mystère pour moi. J'ai lu ses mots avec le sentiment d'avoir accès à quelqu'un de terriblement intelligent, trop pour moi probablement. Encore aujourd'hui, lire Woolf m'impressionne. Je voudrais la connaître de l'intérieur, mais elle me tient à respectueuse distance. Je conserve ses livres dans ma bibliothèque avec la déférence que je leur dois, pour le moment où je serai assez grande pour les lire vraiment.

Beauvoir est entrée dans ma vie sur le tard et attend patiemment que j'y retourne. Je sais qu'elle m'attend dans le détour avec ses mots incisifs qui m'ont forgée sans que je le sache. Beauvoir a fait une femme de nous toutes, tout compte fait.

Ces livres écrits par ces femmes dont je vous parle, je les aime. Je vous parle ici d'amour. C'est parce qu'ils ont tous, à leur manière, ouvert dans ma tête une porte sur l'ailleurs, mais c'est un ailleurs dont je sais qu'il m'appartient. Ce n'est pas l'ailleurs des hommes. C'est l'ailleurs des femmes. Non, ce n'est pas la même chose.

Si je vous livrais le fond de ma pensée, je vous dirais qu'il est triste que l'art des femmes soit encore en marge de celui des hommes, parce qu'à cause de cela, le regard de la moitié de l'humanité est amputé de son ailleurs.

Je pense que, ce matin, les femmes de ma bibliothèque avaient un mot à vous dire.